CHAPITRE VII
FLIP
Elisha retrouva son chemin plus facilement qu’il ne l’eût pensé. Lorsqu’il avait quitté la taverne, la nuit précédente, son esprit était embrumé par les vapeurs d’absinthe et l’excitation du monde nouveau qu’il venait de découvrir, aussi n’avait-il guère songé à graver en lui le chemin du retour, se contentant de suivre docilement les directives d’un agent du bonheur accosté au détour d’un immeuble.
En plein jour et à jeun il avait eu peur de se perdre dans le dédale des rues et de ne jamais revoir l’enseigne au néon qui l’avait presque hypnotisé. Sans vouloir se l’avouer vraiment, il conservait un doute sur la réalité de ce qu’il avait vécu pendant la nuit. C’était tellement fantastique, tellement extravagant… Un peu comme un rêve. Elisha souhaitait de toutes ses forces que cela n’en ait pas été un !
Et tandis qu’il marchait, presque au hasard, tentant de reconnaître çà et là un détail qui eût pu faire surgir en lui un souvenir, Gallys le suivait : Elisha lui avait donné des vêtements masculins et elle avait dissimulé ses longs cheveux sous un couvre-chef de taille respectable, acheté quelques heures auparavant dans une boutique de vêtements exotiques. Cela lui conférait une allure un peu ridicule mais du moins, elle ne risquait pas d’être reconnue par le premier agent du bonheur venu.
Au moment où il se sentait presque disposé à abandonner ses recherches, Elisha poussa un petit cri joyeux : il venait de reconnaître, entre deux façades de béton, la petite rue dont les pavés étaient restés gravés dans sa mémoire. Elle se trouvait là, au fin fond d’un quartier périphérique, réputé pour être horriblement ennuyeux et dans lequel Elisha n’eût jamais songé à venir en temps normal.
L’enseigne en écusson était toujours présente, sans l’illumination des néons qu’on n’utilisait probablement que la nuit, mais le nom de la taverne s’y lisait tout de même nettement.
— Spleen et idéal…, murmura Gallys… C’est là ?
Elisha ne lui avait décrit que très rapidement l’endroit où il l’emmenait et elle attendait le moment de leur arrivée avec un peu d’appréhension : se retrouver brutalement – aux yeux de la loi – dans la peau d’une criminelle, une des seules criminelles de par le monde, était pour elle une sensation nouvelle et inattendue ; elle réagissait un peu comme un petit animal traqué, s’effrayant du moindre bruit et de la moindre lueur.
— C’est là ! acquiesça Elisha. Viens ! N’aie pas peur…
Comme avec Jarvis, le tutoiement lui était venu aux lèvres naturellement, sans qu’il le voulût, et il s’était installé d’autorité entre Gallys et lui : après tout, ils se sentaient suffisamment proches l’un de l’autre pour avoir l’impression de se connaître depuis toujours.
Le jeune homme poussa la porte et, suivi de sa compagne, pénétra dans la taverne. Sans la clarté des bougies, la grande salle perdait un peu du charme suranné qu’elle possédait la nuit, mais elle restait pleine de mystère.
À première vue elle était vide. Elisha lança un sourire rassurant à l’adresse de Gallys puis appela :
— Holà ! Il y a quelqu’un ?
Tout d’abord, il crut qu’il n’y avait vraiment personne et eut peur de devoir attendre la nuit pour rencontrer de nouveau Jarvis et ses amis. Mais, au bout d’un instant, des pas se firent entendre à l’étage supérieur et quelqu’un commença de descendre lentement l’escalier de bois vermoulu qui y menait.
Drapé dans le costume ancien qu’il avait porté pendant la nuit, c’était Jarvis.
— Elisha ? dit-il en apercevant le jeune homme. Je ne m’attendais pas à te revoir aussi vite mais ça me fait plaisir. Je vois que tu nous as amené un ami…
Elisha fronça les sourcils en signe d’incompréhension, puis éclata brusquement de rire.
— Pas un ami ! fit-il. Regarde !
Il ôta joyeusement l’horrible chapeau de la tête de Gallys dont les cheveux déferlèrent en vagues ondulantes sur les épaules.
— Gallys ! Je te présente Jarvis…
— Jarvis ? dit la jeune femme. Comme le chanteur ?
— Non, pas comme le chanteur, intervint celui-ci. Je suis le chanteur, mais ici ça n’a aucune importance. Je suis ravi de faire votre connaissance !
S’inclinant, il saisit la main de Gallys et y déposa un instant ses lèvres. Ce geste qui, en d’autres circonstances, eût pu paraître déplacé, voire ridicule, allait si bien avec le costume de Jarvis qu’Elisha et Gallys ne songèrent même pas à s’en étonner.
— J’ai peur de ne pas être venu uniquement pour le plaisir…, dit le jeune homme. J’aimerais que nous parlions un peu…
Le chanteur lui jeta un coup d’œil intrigué.
— À ton service, dit-il. Asseyons-nous…
Ils prirent place autour d’une table et Jarvis croisa les mains devant lui.
— Je t’écoute ! fit-il en souriant.
— C’est assez difficile à expliquer, commença Elisha, parce que je ne te connais pas depuis longtemps mais j’ai quand même l’impression que tu es la seule personne à qui je puisse vraiment faire confiance. Voilà : Gallys est recherchée par les agents du bonheur et elle doit absolument se cacher. J’ai pensé qu’ici, elle serait en sécurité…
Jarvis étouffa un hoquet de surprise.
— Eh bien ! toi, au moins, tu as réussi à me surprendre ! s’exclama-t-il. On peut savoir pourquoi elle est recherchée par ces braves gens ?
— Tentative de meurtre ! Du moins, c’est ce qu’ils disent ! En réalité, elle n’a fait que se défendre contre son oncle qui voulait la violer.
— C’est elle qui te l’a dit ?
— Oui !
— Et qu’est-ce qui te fait croire que c’est la vérité ?
Elisha sembla réfléchir un instant puis fit un geste de désintérêt.
— Rien ! Je la crois, c’est tout… Et je ne suis pas le seul puisque même le contrôleur général est persuadé de son innocence.
— Kared ? Tu connais David Kared ? s’étonna Jarvis. Ça change les choses. Mais pourquoi la fait-il rechercher, s’il ne la croit pas coupable ?
— Il n’y est pour rien ! affirma Elisha. L’oncle de Gallys est quelqu’un de très important auprès des dormeurs. Tout est sa faute…
Jarvis se caressa machinalement le menton. Il ne paraissait pas convaincu.
— J’ai toujours pensé que Kared était un type bien, dit-il enfin. J’ai eu affaire à lui, autrefois… Je crois ce que tu me dis. Mais il y a une chose qui m’ennuie : je ne tiens pas à ce que cette taverne soit découverte à cause de ton amie.
— Aucun risque ! dit Elisha. Kared ne tient pas à l’arrêter, bien au contraire ! Tout à l’heure il nous avait à sa merci et il nous a laissés partir. Il agit pour le compte de l’un des dormeurs qui a l’air de protéger Gallys. Tout ce dont elle a besoin, c’est d’un endroit peu fréquenté, pour éviter d’être reconnue par hasard…
— Un dormeur qui la protégerait ? Contre les autres ? répéta Jarvis. Ça me paraît bien étonnant ! Tu peux m’expliquer pourquoi il ferait ça ?
Comme Elisha secouait lentement la tête, Gallys parla pour la première fois, attirant sur elle le regard étonné des deux hommes.
— Moi je peux ! dit-elle. Ce dormeur, je pense que c’est Flip, mon petit frère…
*
Gallys avait treize ans…
C’était une journée d’été, avec un soleil ravageur comme on n’en avait pas connu depuis plusieurs années.
Il était presque midi et Rosa avait envoyé sa fille chercher Flip pour venir déjeuner ; le petit garçon semblait toujours choisir les moments où on avait besoin de lui pour s’éclipser.
Gallys traversa la cour de la maison et, entrant dans le champ, se fraya un chemin entre les rangs de maïs. Flip aimait bien venir s’amuser ici. C’était l’un des rares endroits où il pouvait être tranquille, où personne ne venait l’ennuyer, que ce fût par méchanceté comme les gamins des autres fermes ou pour son bien comme ses parents.
— Flip ! appela Gallys, avec toute la force dont elle était capable. Sans résultat…
En écartant un dernier pied de maïs elle l’aperçut, allongé dans la terre sèche, caressant la tête de Gerry et lui chuchotant à l’oreille des confidences que, de toute façon, sûrement personne n’eût été à même de comprendre.
Lorsqu’il vit arriver Gallys, le chien aboya instinctivement puis, réalisant que c’était elle, il vint se frotter à ses jambes. Son poil était rêche et poussiéreux, mais c’était un bon chien. La fillette s’accroupit pour le caresser et il la gratifia d’un coup de langue amical.
— ’jour Glys…, dit Flip en souriant.
— Salut Flip ! Tu pourrais dire quelque chose quand je t’appelle ! Tu n’avais pas envie de me voir ?
Les yeux du petit garçon s’écarquillèrent et il secoua la tête de haut en bas, voulant sans doute prouver à sa sœur qu’au contraire, il avait toujours envie de la voir. Elle était sans doute la seule personne à ne pas le considérer comme un anormal ou comme quelqu’un de différent, même sans nuance péjorative, et il le sentait. Pour elle, il n’était que son petit frère, son petit Flip et s’il ne comprenait pas certaines choses ou s’il était pratiquement incapable de parler, cela n’avait guère d’importance.
Flip, bien sûr, ce n’était pas son nom, son vrai nom c’était Philippe, mais il n’était jamais parvenu à le prononcer correctement ; c’était Flip, toujours, si bien que les gens de sa famille avaient eux aussi fini par l’appeler ainsi. En fait, il comprenait beaucoup de mots, mais les prononcer lui semblait être une tâche trop difficile qu’il n’entreprenait même pas. Le prénom de sa sœur, par exemple : pour lui, elle était devenue Glys, seulement Glys, et finalement ça ne la dérangeait pas.
Elle s’approcha de lui et lui fit une bise sonore sur la joue, ce qui le fit éclater de rire. Cela aussi, c’était bien de lui : il riait souvent, comme ça, sans aucune raison et sans pouvoir se retenir.
Son hilarité se calma doucement et il releva la tête vers Gallys. Il avait un petit visage rond, encadré par de longs cheveux blonds, un visage dodu qui contrastait avec la maigreur de son corps aux os saillants. Ses yeux étaient bruns, comme ceux de sa sœur, un peu plus foncés peut-être…
Il la regarda fixement pendant quelques instants puis dit :
— J’t’aime bien, Glys…
Chaque fois qu’il la regardait de cette façon, perdant la lueur espiègle qu’il avait perpétuellement sur le visage, Gallys se sentait mal à l’aise, sans comprendre pourquoi… Elle ébaucha un sourire, vite avorté, et se rappela brusquement la raison de sa présence en ce lieu.
— Maman m’a envoyée te chercher pour manger, Flip !
L’expression du petit garçon s’assombrit. Il n’aimait pas quitter son domaine champêtre pour retrouver le monde des adultes. Il arborait une moue de refus buté lorsque Gallys se décida à le prendre par la main et à le mettre debout d’autorité.
— Allez, viens ! Sinon maman va encore nous disputer et elle t’interdira de venir jouer ici !
La menace fit son effet car, pour Flip, avoir une retraite de solitaire était encore la chose la plus importante au monde. L’air résigné, il se mit à marcher devant sa sœur, en direction de la maison.
Gallys détestait le voir triste.
Elle le dépassa en lui donnant une légère gifle sur la joue et en criant :
— Le dernier arrivé à la maison est un crapaud visqueux !
Elle entendit son éclat de rire cristallin tandis qu’il se lançait à sa poursuite. Ils coururent presque côte à côte pendant les quelques dizaines de mètres qui les séparaient de la porte d’entrée, les aboiements joyeux de Gerry résonnant à leurs oreilles.
Flip sur ses talons, Gallys déboucha en haletant dans la cuisine, où Rosa finissait de préparer le déjeuner.
— Vous voilà enfin ! bougonna-t-elle. Qu’est-ce que vous faisiez donc ? Va mettre le couvert dans la salle à manger, Gallys ! Tu mettras cinq assiettes !
— Il y a quelqu’un qui mange avec nous ?
— Evidemment ! répondit sèchement Rosa. Sinon je ne te dirais pas de rajouter un couvert. Papa a rencontré oncle Jérôme à la ville et il l’a invité à venir goûter le vin qu’il vient de mettre en bouteille.
Gallys fronça les sourcils ; heureusement pour elle, sa mère ne la regardait déjà plus. Elle n’aimait pas tellement Jérôme Dumas, ce petit homme rondouillard au visage presque toujours hilare. Avec son crâne dégarni sur le devant et ses petites lunettes rondes, il aurait bien aimé que les gens le prennent pour un scientifique et il ne perdait jamais une occasion de rappeler quel poste important il occupait au gouvernement. Il venait assez souvent déjeuner à la ferme…
Gallys entra dans la salle à manger et déposa les assiettes sur la table de merisier. Elle alluma le vieux poste à transistors qui trônait sur le buffet et qui était branché sur la seule station diffusant de la musique en permanence. Gallys aimait bien la musique, surtout le classique : certains morceaux la touchaient profondément et la faisaient rêver.
Flip se mit à chanter à tue-tête des syllabes sans suite, couvrant presque le son du poste. Sa sœur s’y était habituée et, en général, elle le laissait faire, s’arrangeant pour qu’il ne soit pas là lorsqu’elle avait vraiment envie d’écouter de la musique. Pourtant elle le fit taire dès qu’elle reconnut la voix de Jarvis.
Je rêve d’un soleil aux épaules dorées.
Je rêve d’une vie reposant sans contrainte.
Je rêve d’une paix à l’aube des années.
Je rêve d’un sourire évaporant mes craintes.
C’était Complexe, une chanson qui venait de sortir et qui passait souvent à la radio. Sur un fond musical, aux accords simples de guitare sèche, Jarvis chantait ces paroles que son timbre de voix, chargé d’émotion, rendait peut-être plus belles qu’elles ne l’étaient réellement. En tout cas, Gallys adorait cette chanson.
Je rêve d’une forêt, dense et illuminée.
Je rêve d’une rivière, courant dans une plainte.
Je rêve d’un abri, d’un feu de cheminée.
Je rêve d’un amour, souriant dans l’étreinte.
Jarvis avait expliqué un jour que pour l’écrire il s’était inspiré des sonnets classiques, en alexandrins, comme on en écrivait dans les siècles passés. Gallys chantonna à mi-voix, en même temps que la radio, les deux derniers couplets :
Lorsque je me réveille au milieu de la pluie
Lorsque je me réveille, enfermé en moi-même
Lorsque je me réveille, solitaire, dans le bruit
Lorsque je me réveille, sans pouvoir dire : « je t’aime ! »
J’ai envie de briser les chaînes de l’ennui.
J’ai envie de séduire la vie par un poème.
Gallys finissait de mettre le couvert lorsque son père entra, en compagnie de Jérôme Dumas, et elle eut droit à l’accolade de bienvenue.
— Elle devient charmante, ta fille, Germain, dit Dumas. Ça lui fait quel âge, maintenant ?
— Treize ans ! Deux de plus que son frère !
Dumas regarda Gallys en souriant pendant quelques instants puis sembla s’apercevoir de ce qu’avait dit Germain.
— Ah, oui ! Le petit Philippe… Justement, il faudra que je te parle à ce propos, tout à l’heure : finalement, il se pourrait que ce gamin idiot vous rapporte quelque chose…
— Flip n’est pas un idiot ! cria Gallys, s’attirant aussitôt un regard courroucé de son père.
Dumas continua de sourire, se baissa pour se mettre à la hauteur de la fillette et lui posa les mains sur les épaules.
— Tu es une gentille petite fille, Gallys, et je comprends fort bien que tu aimes ton petit frère. Pourtant tu dois bien te rendre compte qu’il n’est pas comme tout le monde, qu’il lui manque quelque chose…
Gallys fit « non » de la tête et, se dégageant violemment, courut rejoindre sa mère dans la cuisine. On disait toujours que Flip n’était pas normal mais elle, elle savait bien que ce n’était pas vrai : il était intelligent, seulement il n’avait peut-être pas envie de le montrer, pas envie de parler. Pourquoi l’y aurait-on obligé ?
Gallys ne revint s’asseoir dans la salle à manger que lorsque le repas fut servi et elle garda le nez dans son assiette pour éviter de croiser le regard coléreux de Germain. De toute façon, personne ne s’occupait d’elle : ses parents étaient tous deux bien trop absorbés par les paroles de Dumas.
— Vous savez qu’au gouvernement, commença-t-il, nous sommes toujours favorables à tout ce qui fait progresser la science et permet de réduire la peine des hommes. C’est pourquoi nous avons décidé de mettre en application la dernière découverte de nos savants. Ce ne sont toutefois que des essais, mais je pense pouvoir vous affirmer qu’une utilisation massive de ladite découverte commencera dans les prochains mois. Bientôt, vous n’aurez peut-être plus à vous donner la peine de cultiver la terre…
Il se tut, le temps de boire la moitié de son verre de vin. On pouvait lui reconnaître au moins une chose : il savait ménager ses effets dramatiques.
— Depuis des générations, reprit-il, les débiles mentaux, tels que votre Flip, sont des bouches inutiles qui doivent être nourries aux frais de la société, sans aucune contrepartie. Les médecins du monde entier ont toujours cherché, sans résultat, à redonner – sinon une vie normale – du moins un semblant d’existence aux enfants affligés de cette tare. Ce pari, incroyablement audacieux, vient d’être tenu par la science. Notre science, mes amis !
Gallys se mit à écouter attentivement Dumas ; malgré son emphase et son vocabulaire irritant, Dumas commençait de l’intéresser : allait-on vraiment pouvoir soigner Flip, lui donner la parole ?
— Vous vous doutez bien que si le gouvernement s’intéresse à une telle chose, ce n’est pas par pure philanthropie. Tous les débiles mentaux – les d.m. comme on les appelle maintenant – seront reliés à une machine qui, par un procédé que mon pauvre bagage scientifique ne me permet malheureusement pas de comprendre, activera les mécanismes gelés de leurs intelligences. Ils seront désormais aussi normaux que vous et moi !
— C’est fantastique…, dit Germain.
— Attends une minute avant de t’extasier ! coupa sèchement Dumas. Ils seront tout à fait normaux mentalement, c’est vrai, mais il leur sera bien entendu impossible de se déplacer, de bouger. La machine ne peut pas fonctionner à distance, et pour bénéficier de son action les d.m. devront porter en permanence le casque faisant la liaison entre elle et eux. Vous comprenez ce que cela veut dire ? Ils resteront enfermés toute leur vie, allongés dans un espace clos !
— Mais alors, dit Rosa, ils sont peut-être plus heureux comme ils sont maintenant ?
— Non ! Tu ne me laisses pas finir. Puisque leur intelligence sera libérée, nous allons l’utiliser ; et c’est là que se situe l’idée géniale : ils seront heureux parce qu’ils pourront enfin s’occuper de quelque chose. La machine activatrice sera reliée directement aux ordinateurs de commande d’un grand nombre d’usines. Vous savez que, ces derniers temps, l’automatisation des industries s’est intensifiée, permettant de supprimer la fatigue pour la main-d’œuvre humaine. Néanmoins, il faut encore des hommes pour commander aux ordinateurs, pour diriger les machines : ce sera la tâche de nos d.m… À Paris il y a déjà une fabrique de vêtements synthétiques qui fonctionne ainsi et cela se passe très bien : les d.m. donnent leurs ordres aux ordinateurs et les ordinateurs se chargent de faire fonctionner les automates qui s’occupent de la fabrication proprement dite. Je pense que bientôt toute l’industrie sera commandée par d.m… Nos savants sont en train d’étudier un système permettant d’étendre cela à l’agriculture. Je vous le dis : un jour viendra où les hommes vivront enfin sans travailler et ce jour n’est pas tellement lointain. Une ère de bonheur va commencer pour l’humanité et il ne tient qu’à vous d’y contribuer !
Dumas s’arrêta de parler et, un large sourire aux lèvres, il attendit la réaction de Rosa et Germain. Ceux-ci semblaient gênés, se regardant l’un l’autre, une lueur interrogatrice dans les yeux. Ils savaient ce qu’impliquait la dernière phrase du gros homme.
Au bout de quelques instants, Germain se décida.
— Ecoute… Il est évident que cette découverte va bouleverser totalement notre société, du moins si elle fonctionne aussi bien que tu le dis. Mais je ne pense pas que nous puissions te confier Flip comme cela. C’est une question très grave, je suppose que tu le comprends : il s’agit de notre enfant. Il faut que nous réfléchissions…
Le sourire de Dumas s’élargit encore.
— Bien sûr ! Je comprends tout à fait ce que vous ressentez, croyez-le. Réfléchissez autant que vous le voudrez. Prenez tout de même en compte le fait que les familles qui accepteront de confier un enfant à la science recevront une prime de 5000 francs. Ne laissez pas passer votre chance…
Cinq mille francs… Gallys savait ce que cela représentait : à peu près ce que la ferme leur apportait en six mois. Depuis le temps que ses parents voulaient faire réparer la toiture de la maison et qu’ils repoussaient ce projet par manque d’argent, cela leur eût été bien utile.
Malgré cela, Germain ne donna pas de réponse définitive et Dumas finit par s’en aller, tard dans la soirée, en disant que de toute façon, un jour ou l’autre, ce serait obligatoire…
Aussitôt, Gallys et Flip furent envoyés au lit mais du fond de sa chambre la fillette entendit son père et sa mère discuter, longtemps. Elle savait bien ce qu’ils allaient décider : l’argent était une chose, évidemment, mais surtout, qui pouvait savoir si les… les gens comme Flip ne seraient pas vraiment plus heureux, une fois reliés à la machine ?
Gallys n’y croyait pas… Elle était incapable de dire pourquoi mais elle n’y croyait pas. Elle regardait Flip dormir, roulé en chien de fusil au creux de son lit, suçant son pouce… Son visage détendu, paisible, ne lui parut pas malheureux. C’était avec elle que Flip était heureux, songeait-elle ; quand ils couraient tous les deux entre les pieds de maïs, quand il chantait avec elle, même s’il ne comprenait pas les paroles, quand ils étaient assis côte à côte, regardant vers le ciel en essayant d’apercevoir les étoiles, elle avait presque l’impression de savoir ce qu’il pensait.
Il y avait entre eux une communion intense qui le rendait heureux, elle en était sûre ! Et privé de cela, même si son intelligence se développait, il ne pourrait pas être pleinement lui-même. De cela aussi, elle était sûre et elle ne voulait pas qu’on le sépare d’elle…
Bien sûr, elle savait qu’on ne tiendrait aucun compte de son avis et ne se fatiguerait même pas à l’exprimer. Pourtant, si Flip s’en allait, elle sentait que les choses ne seraient plus jamais les mêmes et cela lui faisait peur…
*
Le lendemain, Gallys avait déjà presque oublié les paroles de son oncle et, au fil des jours, elle se remit à jouer comme auparavant, à caresser les cheveux des poupées de maïs et à se rouler dans l’herbe avec Flip, qui riait toujours. En fait, elle n’y songeait plus du tout quand Dumas revint, quelques semaines plus tard. Lorsqu’elle aperçut son sourire écœurant sur ses lèvres grasses, lorsqu’elle surprit le regard de ses parents, un peu triste, un peu vide, elle sut qu’elle voyait Flip pour la dernière fois. Elle ne s’expliqua jamais comment elle avait pu comprendre aussi vite ; c’était comme si elle avait lu directement dans leurs esprits, comme si elle avait vu la liasse de billets que son père serrait dans la poche de son gilet.
— Vous avez pris la bonne décision, mes amis, je vous l’assure…, dit Dumas avant de monter dans sa voiture.
Il avait installé Flip à ses côtés, sur le siège avant.
Gallys ne put lui dire adieu. Elle eût peut-être réussi à retenir ses larmes si Flip avait été triste, lui aussi, mais – inconscient de la séparation – il ne songeait qu’à l’excitation de la promenade en voiture et semblait aux anges. Il oublia même de les embrasser.
Dans sa chambre, Gallys pleura…
Elle n’avait jamais réalisé auparavant à quel point Flip était devenu une partie d’elle-même, un rouage nécessaire au bon déroulement de sa vie. Pendant les jours qui suivirent le départ du petit garçon elle fut obligée d’apprendre à se passer de lui, à ne plus entendre son rire éclater sans arrêt à ses oreilles, sa voix hurler à tort et à travers ; elle fut obligée de regarder les étoiles toute seule, le soir…
On dit souvent que séparer deux jumeaux revient à les rendre malheureux, l’un et l’autre, et même si Flip et Gallys n’étaient pas jumeaux de fait, ils l’étaient par l’esprit, aussi intimement liés que s’ils étaient issus de la même cellule.
La maison elle-même, privée de la présence de Flip, paraissait triste et humide, même lorsqu’un feu de cheminée illuminait la salle à manger. Flip les adorait et c’était pour lui que Rosa et Germain en allumaient. Mais, bien qu’ils en conservassent l’habitude, sans le petit garçon ce n’était plus pareil.
Gallys devint progressivement moins remuante, comme disait sa mère, à mesure que les mois passaient et que le souvenir de son petit frère se perdait dans les replis de sa mémoire. Les progrès techniques annoncés par Dumas, en devenant réalité, faisaient oublier cette image de travail pénible si souvent attachée à l’agriculture et elle ne songeait pas à quitter la ferme, s’y trouvait presque bien…
Et brusquement survint ce fameux soir où elle eut seize ans. La fête avait duré toute la journée, dans la salle à manger de la ferme, en compagnie de tous les membres de la famille et des plus proches voisins. Germain et Rosa avaient offert une montre à Gallys : sa première montre. Elle avait l’aspect de l’or même si, comme c’était probable, elle n’était faite que d’un métal moins précieux, habilement maquillé, et la jeune fille ne se lassait pas de la contempler, de la mettre et de la retirer de son poignet. Elle était tellement heureuse qu’elle avait réussi à supporter les discours grandiloquents de Jérôme Dumas et les plaisanteries graveleuses des jeunes gens des environs, à qui le vin faisait perdre le peu de retenue qu’ils possédaient encore.
Vers la fin de la journée, ayant pris congé de tout le monde comme une enfant sage, Gallys regagna sa chambre, réalisant, en montant les escaliers, que finalement, elle aussi elle avait un peu trop bu.
Elle s’écroula de tout son poids sur son lit, soufflant et riant tout à la fois. La musique et les cris joyeux de l’après-midi résonnaient encore dans sa tête et, par la fenêtre ouverte sur le ciel sombre, elle avait l’impression de voir danser les étoiles.
Combien de temps s’écoula-t-il avant qu’elle ne s’aperçût que la voix qui remplissait son esprit et qui l’appelait n’était pas un autre reste de la fête ? Elle ne put le dire, mais fut convaincue de sa réalité en prenant conscience qu’elle ne criait pas « Gallys ! », mais « Glys ! »
Dans l’ouverture de la fenêtre, les minuscules points dorés des étoiles s’assemblaient pour retracer les lignes d’un visage que Gallys avait presque oublié. Elle se frotta les yeux vigoureusement avant de demander d’une voix timide, en se disant que ce qu’elle faisait était complètement fou :
— Flip ? C’est toi, Flip ?
Dans la tête de la jeune fille, la voix résonna de nouveau.
— Eh oui, petite sœur, c’est moi ! Qui d’autre ?
— Mais… tu parles !
Il lui sembla que la voix ricanait.
— Bien sûr que je parle, Glys ! Je ne suis plus un débile mental, maintenant, tu l’as oublié ? Depuis qu’ils m’ont placé sous ce casque je suis devenu très intelligent, petite sœur, assez pour comprendre que mes parents m’ont vendu, vendu pour les progrès de la science, soit, mais vendu tout de même !
Flip ne parlait pas comme eût normalement dû le faire un enfant de quatorze ans. On eût plutôt dit un adulte, et un adulte totalement aigri. Gallys se demanda s’il ne lui en voulait pas, à elle aussi, de n’avoir pas tenté d’empêcher leurs parents de le confier à Dumas.
— Non ! Ne t’en fais pas, Glys ! dit-il comme s’il lisait en elle. Je ne te tiens aucunement pour responsable de ce qui est arrivé. Je n’en veux vraiment à personne, en fait. Maintenant au moins, je suis capable d’ordonner mes pensées et même de les projeter, en alignant des mots les uns à la suite des autres, comme en ce moment. Je suis devenu quelqu’un de très fort, tu sais ?
— Tu… tu ne souffres pas ?
— Non ! Pas comme tu l’entends. Je ne ressens aucune douleur. Je suis juste complètement fou à l’idée de devoir passer toute ma vie rivé à cette maudite machine !
Au moment où Gallys se sentait envahir par un sentiment de pitié pour lui, il coupa sèchement le cours de ses pensées.
— Tu peux garder ta compassion, Glys ! Je ne suis pas plus à plaindre que toi : je suis peut-être incapable du moindre mouvement mais au moins je pense et j’agis. Toi, tu te laisses guider par tes habitudes, tu ne réfléchis même plus. Tu es intelligente, pourtant, Glys et tu vas mener une vie médiocre. Vieille à vingt-cinq ans, c’est ce qui t’attend ; et ne me dis pas le contraire. N’oublie pas que je sais tout ce que tu penses, tout ce qui est en toi. Tu es née pour vivre, pour vivre intensément : tu n’es pas une fille de ferme !
Gallys se sentit presque sur le point de pleurer. Parce qu’il était méchant avec elle, bien sûr, mais surtout parce qu’elle savait qu’il avait raison et qu’il lui dévoilait un avenir déjà gravé au fond d’elle.
— Allez ! Pas la peine de mouiller tes yeux, Glys, reprit-il. Tu pourras t’en sortir, si tu le veux vraiment, mais tu devras le faire toute seule. Au fait, tu préfères peut-être que je t’appelle Gallys ? Je peux le faire, maintenant, si tu veux…
La jeune fille secoua la tête en souriant tristement : elle préférait Glys. Elle aimait son prénom mais, pour Flip, elle voulait rester Glys, sa petite sœur Glys…
— Tu… tu veux que je te tire d’où tu es, Flip ?
Elle entendit comme un éclat de rire.
— Tu parles sans réfléchir ! Comment voudrais-tu t’y prendre ?
— Je n’en sais rien… Je n’en sais rien mais je trouverai ! Si tu me le demandes, je t’assure que j’y arriverai !
Dans la tête de Gallys, la voix devint plus grave.
— Tu es gentille, mais je ne te le demanderai pas. Je veux rester là, maintenant. Tu comprends : si je n’avais jamais connu l’ivresse de pouvoir penser, ça n’aurait pas d’importance. Seulement si je redevenais débile, j’aurais toujours un souvenir de ce temps et je ne pourrais pas être heureux. Je dois rester comme cela. Et puis les autres ont besoin de moi : nous devons être le plus nombreux possible. Tu sais comment on nous appelle en ce moment ? Les dormeurs ! On a trouvé que ça faisait plus poétique que d.m. Mais nous ne dormons pas, loin de là. Nous ne faisons pas que commander aux ordinateurs, nous communiquons aussi entre nous. Tous réunis, nous sommes forts, plus forts que n’importe qui ! Vous vous en apercevrez un jour…
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’allez-vous faire ?
— Ne me pose pas de questions, Glys, dit-il d’une voix douce. Je t’en ai déjà trop dit. Si tu allais répéter ce que tu viens d’entendre à notre oncle Jérôme, que le diable emporte, tu pourrais nous faire déconnecter. Peut-être… En admettant qu’il soit assez intelligent pour le croire, ce dont je doute un peu. Mais de toute façon tu ne diras rien, petite sœur, je sais que tu ne diras rien… Il faut que je m’en aille, maintenant ; cela me demande un gros effort mental de te parler…
— Oh, non ! Ne pars pas encore ! J’ai tellement de choses à te dire…
— Je les connais toutes, Glys, et tu le sais. N’essaie pas d’inventer un prétexte pour me retenir ; je dois vraiment m’en aller…
— Tu reviendras, au moins ? Tu reviendras me parler comme cela ?
— Je ne crois pas ! Tu es capable de te débrouiller seule. Je voulais juste que tu te souviennes un peu de moi, pas autre chose. Au revoir, Glys, je t’aime bien, toujours…
— Flip !
Gally cria, au risque d’attirer toute la maison, mais Flip ne répondit pas. Dans le ciel, les étoiles reprirent leur position habituelle et la jeune fille ferma les yeux…
Elle savait qu’elle ne l’oublierait jamais, pas après ça !
Comme Flip l’avait prévu, elle ne raconta leur entrevue à personne et quand, quelque temps après, les dormeurs firent proclamer leur prise de pouvoir totale, après avoir éliminé les anciens gouvernants et la quasi-totalité des scientifiques ayant présidé, de par le monde, à leur évolution, Gallys se rappela les paroles de son frère. Ils étaient les plus forts et ils l’avaient prouvé.
Au début, il y eut bien quelques remous, dans la population, mais tout s’arrêta très vite ; après tout, les dormeurs avaient agi pour le bien de l’humanité et la conduisaient vers un bonheur assuré ; si pour cela il avait fallu se défaire de quelques esprits opposés au progrès, quelle importance cela avait-il ? L’un des premiers à comprendre cette vérité première fut Jérôme Dumas qui changea de camp assez vite pour trouver au sein du nouveau gouvernement une position encore plus importante que celle qu’il occupait dans l’ancien.
Gallys, elle, se moquait du pouvoir et regrettait parfois que Flip fît partie de ces entités autodéifiées qui régissaient les moindres mouvements du plus humble citoyen. Pourtant – respectant la volonté de son frère – elle n’eût jamais tenté de reprendre contact avec lui s’il ne se fût manifesté de lui-même…
Jarvis se leva de table et alla au bar se servir un verre d’alcool. Apparemment, le récit de Gallys l’avait fortement impressionné. Elisha lui-même avait une autre expression au fond des yeux lorsqu’il regardait la jeune femme : il avait secouru un être en détresse, apparemment faible et sans défense, et voilà qu’il la découvrait sous un tout autre jour. La femme anonyme se révélait brusquement sensible, intelligente… Il se sentait pris à son égard d’un sentiment trouble et indéfinissable qui lui eût fait jurer sans hésiter que la chose la plus importante dans sa vie était de plaire à Gallys, de protéger Gallys… Et pourtant, dans un sens, il se sentait petit par rapport à elle et voyait entre eux la largeur d’un ravin qu’il pressentait ne jamais pouvoir franchir.
Jarvis prit une profonde inspiration et se décida enfin à parler.
— Nous sommes plusieurs dizaines à fréquenter cette taverne, dit-il à Gallys, et il m’est impossible de décider pour les autres. Nous en parlerons ce soir, tous ensemble. Mais en ce qui me concerne, vous pouvez rester ici aussi longtemps qu’il vous plaira !